Elbé, de son vrai nom Laurence Burguière (LB). m’a dit un jour "je ne suis pas vraiment pentre, je suis plasticienne". Encore un artiste qui ne sait pas peindre et préfère détourner des objets, ai-je pensé méchamment, ou mettre en scène des tracteurs dans une galerie… Mais quelle n’a pas été ma surprise de découvrir ses tableaux énigmatiques, aux sujets simplistes et aux détails sensibles!
      Sujets simplistes, disais-je : monts chauves, amibes, cratères, astres, nuages, fleuves, geysers, flammes, gemmes, poussière, microbes — souvent centrés dans une composition noire, mêlant l’or, la blancheur et parfois le bleu, plus rarement le rouge.
      Le thème de l’infini de la matière et du cosmos donne en général un univers mou qui ne demande pas beaucoup de maîtrise dans le dessin mais un grand art de la texture — au service de la vie organique, céleste, minérale, tellurique, sous-marine...
      L’univers est microscopique et/ou interstellaire, certes, mais sans les clichés visuels qu’on lui connait : pas d’étoiles à cinq branches, pas de lune en forme de croissant, pas d’éclaboussures de blanc pour la poussière d’étoiles, pas de murs délavés sans perspective... Non, l’art de Laurence Elbé s’inscrit dans une longue et savante tradition de morceaux de peinture que le vrai amateur d’art a imprimé dans sa mémoire après les avoir extraits des tableaux de maître. Ce sont des détails d’œuvres que notre artiste ne connaissait pas forcément : remous marins d’August Srindberg, transparences d’Eugène Leroy, boue plâtrée de Fautrier, formes noires de Motherwell, infiniment petit de Miró, ciels du Greco, nuées de Masolino, paysages daliniens, obscurités de Rembrandt, écume de Dürer, sacs d’air de Tiepolo...
     Mais ce qui a fait basculer mon penchant pour Elbé, c’est l’inventivité des permanentes métamorphoses de son iconographie. Les nuages moussent, les cratères forment l’empreinte négative d’un bijou, les fleuves sont des serpents incandescents, les chaines montagneuses zigzaguent à la manière d’une signature, les coraux fleurissent en explosion gazeuses, certains nuages ont des silhouettes de singe et les branchages forment des cervelles humaines... : les tableaux d’Elbé méritent d’être regardés plus de dix fois.
     Rebuté au départ par quelques facilités plastiques et récurrentes — l’aspect laqué, les espaces noirs, les objets flottants, les formes dorées… — j’ai tôt fait de réaliser la richesse et l’ambiguité de son surréalisme discret : voici une île en œil, une montagne en abat-jour, des geysers d’où sortent de la vapeur blanche aux têtes goyesques. Une montagne vieille évoque un ongle d’or, une montagne jeune une canine, tandis qu’une autre rappelle un éléphant préhistorique. Une pierre précieuse, dissymétrique et transparente, enferme une araignée qu’on ne voit pas tout de suite, comme la pierre ronde d’une bague laisse briller, suivant l’éclairage, une étoile évanescente au plus profond du globe poli. Enfin un paysage à la Dali, avec collines et cabanes, semble sortir d’une écharpe dépliée. Il y a même un visage léonardesque qui se cache dans un remous doré.
      Maîtresse en texture, Elbé est plus admirable que bien des peintres figuratifs pour rendre la roche, la glace, la pluie, la vapeur, le métal, et surtout le feu — dont la qualité du rendu est rarement convainquante chez les anciens.
      Son art est figuratif, mais sans figure humaine et ses tableaux sont le plus souvent tout petits, même s’ils figurent des espaces grandioses. Ni abstraite ni vraiment figurative, c’est une peinture organique bel et bien née de l’observation des quais de la Seine, des rivages de l’Atlantique, du sable et du ciel — et des miettes sur la table.
      Bref, Elbé a vraiment réussi à construire ce qu’on appelle vulgairement un «univers poétique», à mille lieues de la peinture d’aujourd’hui, réaliste et quotidienne, aux béquilles photographiques. LB avait raison de se dire plasticienne, non seulement par sa maîtrise des textures mais aussi car elle sait rendre, comme une vraie peintre, l’im-mensité de l’espace dans une forme recroquevillée, convexe, précieuse — dont je ne me lasse pas. H.O.